Curiosix La France n'est pas une nostalgie, elle est une espérance

Sommaire

Nouvelles #13 Mission : copropriété

le 14/6/2015

Je vous adresse mon second billet de la semaine depuis la piscine de notre résidence tandis que R ravit ses admiratrices en jouant le triton dans l'eau. A peine avait-il abordé la terrasse d'ailleurs que nos voisines retraitées se sont mises à glousser. "Oh, hi R !" Il est la nouvelle coqueluche de ces dames.
Rubrique gossip: du rififi au HOA

Il y a quelques mois je vous avais raconté qu'une voisine, E, nous avait invités à dîner et s'était alors réjouie un peu prématurément des plans sournois qu'elle fomentait pour placer R et M (un jeune médecin de l'âge de R) au board de la résidence. Son but avoué : enfin évincer ses ennemies jurées avec lesquelles elle se crépait le chignon une fois par mois - oups, je voulais dire avec lesquelles elle partageait le pouvoir avec distinction. Se prenant pour la grande marionnettiste, elle clamait avec ravissement qu'ils ne savaient pas dans quel piège ils venaient de tomber. Avait-elle eu seulement un grain de sagesse, elle aurait vu que les petits ouistitis savaient déjà faire la grimace.

Il fallut bien que tous les candidats fassent campagne. Nos deux petits prétendants rencontrèrent donc les supposées harpies qu'ils se devaient de combattre pour laver l'honneur de leur bienfaitrice. L'une d'elle, D, musicologue adorable mais Némésis d'E, organisa un petit buffet chez elle. En l'apprenant, E fut très certainement outrée mais s'il est un art dans lequel elle excelle, c'est celui du discours dit passive-aggressive (autrement dit, cacher sa désapprobation sous une formulation dégoulinant de politesses ou affectant l'ignorance avec angélisme). Elle se fendit donc d'un email à ses poulains "J'ai appris que D avait fait un buffet. Etiez-vous au courant ?". Message auquel R répondit honnêtement qu'il s'y était rendu, désamorçant par sa candeur un début de reproches.
Nous allâmes également prendre un verre avec nos deux copains de l'immeuble, M et G (un avocat absolument charmant d'une cinquantaine d'années dont l'éloquence exacerbée par sa profession voile une belle hypocrisie). Ce soir-là, M et G se mirent à comploter contre E pour la sortir du board lors des élections. Ils lui reconnaissaient tous deux sa gentillesse et sa serviabilité mais l'avaient trop de fois vue s'étriper avec quelqu'un lors d'un conseil pour penser que son influence pût être positive.
Les tractations secrètes continuèrement bon train avant de s'achever lors de la grande soirée électorale par la défaite d'E et la nomination de G, M, D, R et une autre dame. Je dois admettre que j'ai mis de côté pour quelques instants ma désaffection pour elle en imaginant sa déception après avoir mis tant d'efforts et bâti tant d'espoirs dans sa conquête du pouvoir, sans jamais voir qu'elle plaçait elle-même les pions de sa défaite. Débarrassée de ses ornières, elle envoya évidemment un email niant toute amertume et souhaitant beaucoup de bonheur aux nouveaux élus. Le lendemain matin nous la croisâmes et elle recommanda à R de tout faire pour que D n'ait aucune reponsabilité.

Nul besoin d'avoir reçu le moindre mandat pour enquiquiner tout le monde cela dit. Exaspéré, le nouveau pouvoir en place vient tout juste de décider de publier les courriers qu'il recevait pour calmer l'amoncellement de messages calomnieux.
La communauté et le "bon voisin" sont des vertus américaines et il ne semble pas considéré comme intrusif de s'espioner un peu.
En lieu et place de Bree Vandekamp avec ses muffins, R reçut en arrivant la visite d'E qui feignit quelque saugrenu prétexte pour sonner à sa porte (elle avait fait tomber de l'eau sur son balcon en arrosant une plante - notez qu'elle n'habite pas au-dessus de chez nous).
J'avais un matin abandonné devant mon balcon un tabouret, le soir il m'attendait sagement sur ma place de parking accompagné d'un petit mot : "Le vent a dû le souffler de votre balcon."
Un jour M changea de voiture : il mit la nouvelle sur sa place de parking et l'ancienne dans le parking pour invités (dix places toujours vides) le temps de la passer à un ami - quelques heures plus tard il recevait un email lui demandant s'il y avait un problème avec sa place de parking car il n'était pas censé se garer sur le parking invité.
Une autre fois, une voisine envoya un message général pour informer - sans la moindre prétention bien sûr - qu'elle avait éteint la lumière devant chez une autre dame qui l'avait laissée allumée.
La polémique du moment ? Un voisin a des plantes qui dépassent un peu de son pas de porte !
Quant à la prochaine guerre, elle devrait porter sur la température de la piscine pour laquelle les habitants se sont déjà battus becs et ongles l'an dernier. Et justement, en entrant dans le bassin aujourd'hui, on a demandé à R ce qu'il pensait de la température de l'eau... Le prochain conseil s'annonce sous les meilleurs auspices.

Ces querelles sans la moindre importance mais qui s'amoncellent et prennent parfois des proportions incroyables se font par échange d'emails sous couvert de la plus crasse naïveté : "Y aurait-il un problème avec votre place de parking? Le vent aurait-il soufflé votre tabouret ? Cette lumière était-elle allumée pour votre sécurité lorsque vous rentrez le soir ? Le board est très certainement déjà au courant et prend sûrement déjà toutes les mesures pour faire respecter cette règle mais je viens de découvrir que l'on ne pouvait pas discuter de la température de la piscine si ce n'est pas indiqué à l'ordre du jour de la réunion - mais je suis sûre que vous le saviez déjà."
Tout ceci se déroule bien entendu en coulisse. Lorsque ces messieurs-dames se croisent, ils s'adressent les salutations les plus cordiales en prenant bien soin de dissimuler le poignard acéré qu'ils ont pris bien soin d'aiguiser le matin même.

Bref, c'est la grosse ambiance.

Oh ! C'est un véritable reportage en direct que je vous fais. Toute la résidence est descendue à la piscine aujourd'hui décidément. M vient de nous rejoindre en nous disant qu'il avait encore de nouveaux développements à nous raconter et voilà S - l'ancienne meilleure amie d'E qui est désormais son ennemie mortelle - qui vient de saluer R d'un "Ta réputation te précède [ils ne s'étaient jamais rencontrés en personne]. Nous sommes si heureux que tu soies au board." Cette septuagénaire francophile nous a d'ailleurs surpris avec son verre de rhum-coca, la coquine ! Toute boisson ou nourriture est théoriquement interdite au bord de l'eau mais R et M, en nobles dépositaires de l'autorité, fermeront les yeux puisqu'ils sirotent eux-mêmes une boisson houblonnée. Heureusement que l'on trouve encore quelques personnes décentes ici.

La résidence reste toutefois agréable et bien tenue, les controverses hebdomadaires apportant ce qu'il faut d'émotion et d'action pour survivre à la successsion des jours.




Mission Dolores ou Mission Saint François d'Assise
Plantons-là un nouveau décor, celui du quartier de la Mission.

Lorsqu'au XVIIIème siècle la Russie tsariste montre des velléités pour prendre sa part du gâteau américain, les missionnaires franciscains jusqu'alors mus par le seul devoir d'éduquer un peu tous ces sauvages et qui remontaient la côte ouest du continent sans se presser, décidèrent de progresser un peu plus vite et d'aller marquer leur territoire en haute Californie pour couper l'herbe sous le pied de ces satanés orthodoxes. Ils sautèrent quelques centaines de kilomètres pour atteindre la baie de San Francisco le plus vite possible, abandonnant à leur triste sort d'analphabètes quelques tribus de bisons qui attendaient pourtant leur tour en beuglant sagement. Dans les années 1770 (environ un siècle avant la ruée vers l'or) un petit groupe créa la Mission de Saint François d'Assise, établissant par là-même le plus vieux quartier de San Francisco.


Au sol, les grilles des arbres figurant le Dia de Muertos mexicain rappellent les origines du quartier
Il s'agit d'un quartier qui a toujours brassé beaucoup de cultures. On y trouve d'une part de belles rues tranquilles où s'alignent des maisons victoriennes et de grandes artères sales, des bouis-bouis et des restaurants branchés, des gangs et des jeunes européens venus travailler dans la tech. C'est ici que la plupart de mes amis et collègues citadins résident.


Une remise au goût du jour du tableau de Seurat, figurant cette fois-ci des figures familières de San Francisco : homeless, hipsters, homosexuels, Transatlantic tower...

Le Women's building avec sa fresque couvrant tout le bâtiment et représentant des femmes de renom (y compris une terroriste). A l'époque où la peinture fut réalisée, on plaça Rigoberta Menchú Tum, guatemaltèque lauréate du prix Nobel de la paix, tout en haut de cette pyramide de femmes. On apprit plus tard qu'une bonne partie de l'autobiographie qui lui avait valu la reconnaissance était un énorme mensonge.
San Francisco est pleine de fresques murales et le berceau artistique de cette tendance est Mission. A chaque coin de rue on tombe sur une de ces fresques étonnantes qui vont d'un pastiche de Seurat à une fresque immense honnorant des femmes célèbres.


Nous y avons aussi assisté au carnaval (se déroulant en mai plutôt qu'en février comme tous les autres carnavals d'Amérique du sud). Tout comme le nouvel an chinois, la Saint-Patrick ou le Bay-to-Breakers, cette parade n'est pas vraiment organisée de façon professionnelle. Il n'y a pas de sono, les groupes sont mal espacés, il peut y avoir un trou dans la parade pendant 5min, danseurs professionnels, amateurs et enfants se mêlent, etc. Ce sont plutôt des sortes de parades populaires où se rencontrent le pire et le meilleur et il semble que San Francisco en raffole vu leur recrudescence.
A l'occasion du Memorial Day, un jour férié national pour honorer les vétérans, nous avons visité un cimetière militaire. Devant chaque stèle et chaque plaque, un petit drapeau avait été planté pour ce weekend de commémoration.
Nous avons par ailleurs rencontré un doctorant français de Princeton travaillant sur les associations de vétérans et les conflits transgénérationnels. Il nous apprit par exemple que les 16 millions d'Américains dépêchés sur les théâtres européen et pacifique de la seconde guère mondiale - considérée comme la dernière vraie guerre aux Etats-Unis - portèrent sur les nouveaux venus un jugement très dur, particulièrement sur tous ceux qui revinrent du Vietnam après s'y être cassé les dents. Ces vétérans héroïques de WWII se firent également les chantres du capitalisme, notamment (mais pas seulement) par haine du soviet.
Cependant, nous, nous aimons bien les russes et nous avons justement été invités chez un collègue russe de R pour un barbecue très copieux. La femme de notre hôte, pianiste virtuose et professeur dans un conservatoire en Russie, nous joua un morceau avec une adresse et une rapidité exceptionnelles.
Lui ne venait pas du même milieu qu'elle et nous raconta les étés qu'il passait envoyé au kolkhoze avec des fermières qui titubaient dès l'aube en allant à la traite des vaches.

Afin de m'épargner le sort cruel de ces dernières, à savoir avaler des rasades de vodka maison pour survivre à ma journée de lundi, je me dois de vous quitter ici, remballer mes affaires de plagiste et me retourner dans l'appartement vide préparer le dernier repas du condamné.

A bientôt,
N.